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Rompre avec la pédagogie de l’épuisement : prendre soin de l’école

Ce texte été rédigé collectivement par des membres de Queer Education et initialement publié le 4 juin 2020 sur le blog Médiapart de l’association.

Le confinement s’est trouvé être un révélateur efficace des politiques éducatives engagées depuis de nombreuses années en France. La « continuité pédagogique » exigée par J.-M. Blanquer, véritable pédagogie de l’épuisement, a ainsi révélé que l’école ne donnait plus tout son sens au mot éducation. Nous désirons réinventer une école qui porte un projet d’émancipation individuelle et collective.

Dans cette période trouble de déconfinement qui charrie ses angoisses et ses attentes, nous avons eu envie d’écrire un peu sur nos vécus de professeur.es, nous qui avons traversé avec nos classes, parfois dans une solitude totale, ce printemps confiné. En un premier lieu, et c’est peut-être paradoxal, donner des cours au temps de la distanciation physique nous aura donné l’occasion de plus régulièrement leur demander comment iels se sentent et vivent le confinement alors que le bien-être des élèves n’est le plus souvent pas l’affaire de l’institution scolaire. Celui-ci est abordé au sein des équipes éducatives à un moment où il fait souvent dramatiquement défaut, pour les élèves « à problèmes » comme on les appelle pudiquement. Les « comment ça va ? » de débuts de cours n’ont probablement pas permis de faire émerger des expériences personnelles et notamment celles les plus douloureuses mais ont peut-être ouvert une brèche dans la relation prof-élève, égratignant légèrement l’approche froide – et justement distanciée – à laquelle notre statut de professeur.e cherche à nous conduire. L’Éducation Nationale semble alors redécouvrir sur le mode d’une ingénuité acerbe que nos élèves sont des sujets à part entière, qu’iels éprouvent des émotions dont on ne peut pas faire fi. 

Si J.-M. Blanquer se gausse d’avoir fait de la bienveillance un principe éthique institué sous sa mandature, il n’en est rien en réalité. Les logiques de gestion des personnels sont toujours aussi déshumanisantes. Il a fallu parfois attendre plusieurs semaines avant d’avoir quelque nouvelle des corps d’inspection, nous laissant encore naviguer à vue, les programmes se lisant comme une mer houleuse dont ne nous viendrons jamais à bout. Nous avons alors exploré plus encore les nouveaux modes de relation que nous avons mis en place dans nos classes. 

L’empathie à l’égard de nos élèves fut notre force la plus vive. 

Cette empathie qui dévoile notre responsabilité à l’égard des enfants à qui nous faisons cours, responsabilité exigeante, car épuisante psychiquement, et que refuse fermement d’endosser notre hiérarchie. Celle-ci qui nous rappelait encore cette année dans une formation que « professeur n’était qu’une fonction » et que nous devions nous garder de nous investir corps et âme dans notre métier. Les échanges numériques nous ont permis d’accroître ce lien humain ; d’une part parce que nos élèves se retrouvaient en dehors des bâtiments scolaires (souvent austères et d’une froideur innommable) dont l’organisation spatiale corsète les corps et l’enseignement délivré, d’autre part parce que nous étions rendu·es plus présent·es à elleux, cela entraînant aussi un investissement démesuré. Soulignons que cette présence et ce dialogue sont absolument indispensables, mais qu’avec des effectifs toujours plus importants, ils ne sont absolument pas envisageables.

Par ailleurs, le confinement fut une lentille très efficace pour observer avec une lumière vive les écarts socio-économiques entre les élèves, donnant ainsi à voir l’étendu de la fracture numérique et de ses conséquences pour nos élèves. La continuité pédagogique ne pouvant pour une fois pas fermer les yeux sur les conditions de pauvreté de certain·es de nos élèves, habitant·es des quartiers populaires de banlieue parisienne ou demeurant dans des zones rurales isolées. Des situations où à l’isolement déjà connu et éprouvé pour des raisons diverses s’en ajoute un autre, renforçant le sentiment d’abandon. Comment croire en quelque ascenseur social ou méritocratie ? Fanions abîmés que ne cesse pourtant d’agiter l’école dite républicaine.

Il a aussi été particulièrement difficile d’assurer le maintien de nos cours face à un ministre s’empêtrant dans ses propres contradictions. S’accrochant tout d’abord coûte que coûte à l’idée du maintien de l’ouverture des écoles, il déclare le 12 mars que « les écoles ne fermeront pas » puis se fait rabrouer le soir même, pour évoquer le fait que « 50 % des enseignants devraient être présents sur leur lieu de travail » le 14, que « les examens et concours ne seront pas reportés » le 15 pour dans la même journée se faire retoquer. Déplaçant le sujet sur le terrain de l’ego, il affirme le 1er mai que la réouverture des écoles est une « question d’honneur » pour finir par déclarer doctement et au mépris de toute rationalité épidémiologique afin de « rassurer les parents » qu’il « y a plus de risques à rester chez soi qu’à aller à l’école » sur Europe 1 le 11 mai dernier. On rit pour ne pas en pleurer. 

Jean-Michel Blanquer est un ministre qui n’a eu de cesse de nous conseiller de « prendre soin de nous » tout en imposant une continuité pédagogique éreintante. Dans un processus de production d’efforts toujours plus démesurés à assurer, le ministère a pressé les professeur·es, les personnels éducatifs et les élèves déjà épuisé·es et angoissé·es. Nous pensons notamment aux élèves de 1ère ayant déjà dû subir une réforme étouffante du bac – et notamment celle du bac de français – et la tenue à coups de matraque des épreuves anticipées dites des « E3C » dans de nombreux établissements. 

Dans la « nation apprenante », il nous faudrait toujours donner plus de travail à nos élèves, dans une logique de rentabilité et de capitalisation des vies, que les directives du ministère de l’Éducation tentent de faire ingurgiter aux ouailles de la République. C’est du gavage. Au mépris de leur équilibre, de leur bien-être, du gavage que nous avons refusé pour bon nombre devant les mails de détresse des élèves et de leurs parents. Du gavage et non quelque motif ambitieux pour élever le niveau des élèves comme il nous est si bien présenté. Quel est l’intérêt de vouloir à tout prix boucler des programmes quand cette logique de l’engloutissement nous révèle que ceux-ci sont dévidés de tout contenu pertinent, apparaissant plutôt comme de véritables outils de torture méthodologiques ? La métaphore filée du redressement parcourt le discours du ministre, les analyses interprétatives que nous pouvons en donner esquissent un projet de société dont nous ne voulons pas. Ces deux mois et demi seront peut-être pour certain·es le moyen de formuler et de mettre en pratique de nouvelles postures pédagogiques, s’émancipant d’une logique productiviste.

Combien de burn-out d’enfants, d’adolescent·es, d’enseignant·es faudra-t-il dénombrer ? Le bonheur ou le bien-être des personnes est encore dénié, relevant de l’incongru et de l’impensé. Ce n’est pas un phénomène nouveau mais rendu encore plus visible par la situation que nous connaissons. Savez-vous combien d’élèves au lycée sont en situation d’hyper anxiété ? Combien vivent les établissements scolaires comme des lieux aliénants ? Là encore rien n’est fait pour leur donner la parole. Certain·es collègues ont lu ces constats dans des sujets d’écriture donnés à leurs élèves depuis la mi-mars décrivant l’école ainsi : « Ce lieu où l’on est supposé apprendre et grandir, s’épanouir et trouver sa voie se transforme en un lieu de haine, d’oppression, de lassitude […]. L’envie d’apprendre et de découvrir sans cesse de nouvelles choses s’y transforme en une corvée, qui stoppe toute envie de vivre. » [sic!] L’urgence n’est pas à la reprise mais à l’invention d’une nouvelle école, plus émancipatrice

 En tant que professeur.es, nous avons aussi pu éprouver dans toute sa perversité les effets envahissants du télétravail où la séparation entre vie privée et vie professionnelle est encore plus ténue. Les 35 heures sont une blague que nous nous faisons souvent entre nous, se comptant plus en 50 voire 60 heures de travail hebdomadaires. D’autres heures se sont ajoutées durant le confinement, consacrées à la préparation des cours – beaucoup plus longue quand ils se donnent en ligne -, aux réunions avec les collègues, à la correction des travaux des élèves, aux mails pour répondre aux nombreuses  inquiétudes. Le flou des frontières entre temps pour soi et temps de travail aura parachevé notre épuisement tandis que chaque instant de repos devait être rentabilisé. « Bien travailler », « bien se reposer » pour finalement peiner à faire les deux dans un contexte anxiogène où la virtualisation des échanges professionnels mais aussi intimes aura été source de trouble. Promouvoir l’innovation numérique avec des outils qui n’en sont pas à la hauteur… Nous inviter tout court à rivaliser d’ingéniosité pour trouver les bons outils en nous transformant en technicien·nes du savoir, nous faisant nous rendre compte une fois encore que la solution ne réside pas dans ceux-ci mais dans la construction d’une posture nouvelle. 

En somme, rien de très nouveau dans ces constats terribles qui expliquent vraisemblablement le peu de « vocations » professorales : massification des effectifs, maltraitance hiérarchique, enseignement et valorisation d’une idéologie que nous jugeons rance et réactionnaire, mais ces constats nous frappent d’autant plus qu’ils apparaissent immuables et en cela cruels. 

De ce déconfinement forcé, parmi les plus jeunes d’abord dont il faut occuper pour que leurs parents puissent retourner vendre leur force de travail pour la « Start-Up Nation », combien déclareront des phobies scolaires en étant forcé·es à retourner dans un environnement changé, tapissé de bâches en plastique, où il ne faut rien toucher, ni les jouets, ni les livres, ni les autres ? À des âges où l’on maîtrise encore parfois mal les mouvements de son corps, il faudra apprendre à garder un mètre de distance avec les camarades de cours, à chaque instant, au risque sinon d’être puni·e. Que représente retourner dans une école où chaque jeu est empêché ? Où l’on doit rester dans son petit carré de cour, tracé à la craie, comme on a pu voir des images circuler sur les réseaux sociaux. Si les arguments de la continuité scolaire et du fléau de la maltraitance des enfants en temps de confinement ont pu être à juste titre mobilisés pour justifier un retour à l’école, ils sont inconvenants dans la bouche d’un gouvernement qui n’a rien fait en trois ans de mandats sur ces deux questions. L’école que nous ne voulons pas retrouver est celle que vous nous proposez : l’école du contrôle, du flicage permanent, de la dénonciation, de l’iniquité, de l’injustice, de l’insupportable… 

Nous ne voulons plus du monde proposé fait de problèmes insolubles (la continuité pédagogique se doit d’être maintenue au détriment de plateformes numériques obsolètes, d’équipements en mauvais état, de situations personnelles et familiales calamiteuses…). Ce monde qui s’en prend aussi aux futur·es enseignant·es qui passent leur concours dans des conditions déplorables, l’Éducation Nationale se rendant bien compte que si elle ne les organise pas très rapidement, elle sera très vite acculée en raison du déficit de postes pourvus.

C’est pourquoi nous en appelons à une refonte totale de cette école dans laquelle nous ne nous reconnaissons pas, qui ronge de façon nuisible notre société et empêche tout espoir de changement.  Le temps de l’école de l’aliénation (à des savoirs, à des objets techniques, des programmes…) doit être révolu.

Nous désirons profondément une école de l’émancipation, du temps long, de la réflexion et de la créativité.

La métaphore guerrière n’a jamais prévalu et ne prévaudra jamais pour personne en des temps confinés. En cela nous n’avions pas à faire quelque effort de guerre que ce soit. Le confinement a fait apparaître, plus que jamais, combien l’éducation est au coeur de la société. Voyons en elle ses capacités créatrices qui permettront d’engager, de s’engager dans un monde plus vaste. 

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